mardi 21 mai 2013

Alternative Ulster : trois accords contre le désaccord

Margaret Thatcher vient de se réfugier dans un enfer privatisé. Les TVs ont déballé tout ce qu’on peut lui reprocher, sauf sûrement son plus grand méfait. On a beaucoup parlé des mineurs et de la libéralisation sauvage de l’économie mais il y a un coin de la Grande-Bretagne sur lequel elle a tapé sans relâche, jour après jour : l’Irlande du Nord. Et ça a provoqué quelques bons groupes.
Colonne publiée dans Abus Dangereux # 127



En 1981, Bobby Sands et quelques leaders d’opinion catholiques croupissent en prison, mais quelque chose a changé : ils n’ont plus le statut de prisonnier politique, Thatcher ne leur reconnaît plus cette dimension et les traite comme de simples criminels. Sands et son crew vont entamer une grève de la faim jusqu’à ce que ce soit réparé. Thatcher ne répondra jamais et les laissa - lui et neuf autres - mourir sans sourciller. L’activiste Danny Morrison la décrira comme « the biggest bastard we have ever known ». Thatcher a perpétué une tradition radicale vis à vis de la situation en Irlande du Nord. Les Troubles ont duré de 1969 à 1997 en faisant 3600 morts : un Beyrouth occidental à une heure d’avion de Paris. En 1972, le Bloody Sunday voit l’armée anglaise tirer sur une manifestation pacifiste à Derry. Entre 1979 et 1990 où elle était premier ministre, Thatcher n’a mené aucune négociation autre que la répression.



Si tu enlèves le glam à New York, la fantaisie à Londres et le sourire à Manchester, tu as Belfast. Oh, il y a d’autres musiques nées d’un contexte difficile : les Stooges ont imaginé l’agression crue du punk à Detroit, Judas Priest et Black Sabbath ont généré la lourdeur tellurique du heavy metal à l’ombre des usines de Birmingham ... Ce qui aurait pu être rédhibitoire pour toute expression parasite se révèle être un tremplin abrupt pour exorciser sa rage.
On ne tire pas sur le pianiste, uh. Aucun risque ? Pas en Irlande du Nord, un coin bien plus dur que le far west mais où les comptes se règlent aussi sur la chaussée. En 1975, avant la vague punk, le Miami Showband, un groupe de Dublin composé à la fois de catholiques et de protestants est massacré sur la route après un concert. Le groupe n’était en rien engagé politiquement et leurs shows étaient décrits comme du pur divertissement pour buveurs de bières. Le décalage entre la violence des tueurs et la jeunesse et la naïveté des musiciens en a fait un des actes les plus choquants de cette période. Dès que l’histoire a été en une des journaux le lendemain matin, c’est facile d’imaginer que ¾ des groupes d’Irlande du Nord ont splitté et revendu leurs instruments.


C’est dans ce climat que – nageant à courant contraire – naît la scène punk nord-irlandaise. En France, c’est ce fameux concert d’août 1977 des Clash à Mont-de-Marsan qui a allumé la flamme punk. C’est curieux de constater qu’il s’est passé la même chose là-bas, comme un dénominateur commun dans des sociétés très différentes. Sauf qu’en France, le concert a eu lieu. Le show des Clash au Ulster Hall en octobre a été annulé par la police avant même qu’il ne démarre. Rage ouvrière, détermination primaire. Tous les futurs piliers de la scène étaient là et l’impact culturel a été distribué à coups de matraques. L’union s’est bâtie sur ce concert qui n’existe officiellement pas, relançant le vieux credo ouvrier « us and them ». Ce contexte d’émeutes, rien qui ne ressemble plus à un premier rang de concert punk. L’intensité du quotidien laisse peu de place au côté soft ou à la procrastination : ce jour pourrait bien être le dernier, les kids.


 
Dans des villes emmurées en quartiers hermétiques comme Belfast et Derry, aucune sortie n’est anodine. Les zones catholiques et protestantes sont enchevêtrées au lieu d’être clairement partagées. C’est une source de conflits quotidiens. En 1977-1979, les concerts punks étaient les seuls endroits où les deux confessions se mélangeaient sans aborder le problème sectaire, ou sans même qu’il se pose. Protex, Rudi, les Outcasts, les Stiff Little Fingers ou les Undertones tuent la fatalité à coup de distorsion, et vont bientôt déborder sur la scène punk de l’autre côté du Royaume Uni. La rage qui déborde de ces groupes se reconnaît dans ces Clash qu’ils n’ont pas vu, mais oblige les autres groupes anglais à s’aligner. Impossible d’ignorer ces gars, le grand John Peel les passe en boucle sur BBC Radio 1.



Les Undertones jouent leur « it’s going to happen » à Top of the Pops comme leur classement dans les charts les y autorise, avec un brassard noir en hommage au décès tout frais de Bobby Sands. C’est sur la BBC à une heure de grande écoute. « Everything goes when you're dead / Everything empties from what was in your head / No point in waiting today / Stupid revenge is what's making you stay / It’s going to happen - happen - till your change your mind». Les Stiff Little Fingers chantent leur désaccord en plein feu, sous les yeux de l’armée britannique : how punk is that ? Ca demande d’autres couches de tripes d’ouvrir un magasin de disques ou de faire un concert quand la menace est constante, coincé entre les attentats et l’armée britannique plutôt zélée. Alors ne parlons même pas de l’ouvrir sur LE sujet tabou pour son entourage, pour sa confession, pour ses ennemis, pour les autorités. « They take away our freedom in the name of liberty / Why don't they all just clear off / Why won't they let us be » chantent-ils dans Suspect Device. Quand un single sort à Belfast, les 45 révolutions par minute du disque prennent leur sens le plus littéral.



A une époque où le gouvernement a essayé d’écraser une crise politique et humaine, la musique a fait en sorte que les spots soient pointés vers les flammes. Ca ne s’est pas fait dans le coton. « They won’t break me because the desire for freedom is in my heart » disait Bobby Sands. Peut-être l’Irlande du Nord a-t-elle offert la forme la plus pure d’intégrité punk de l’histoire du mouvement, dans un autre climat que l’a fait le label SST et à l’opposé de la pose pseudo-skater qui a revendiqué le terme plus tard.