jeudi 20 novembre 2014

JUDAS PRIEST


Si tu demandes à un gosse de dessiner un groupe de heavy metal, il va y mettre tout le stock de clichés sur le genre : un chanteur à la voix suraigüe, deux guitaristes, du cuir, des clous et du headbanging. Bref, il ne connaît peut-être pas Judas Priest ce kid, mais au fond il ne connaît qu’eux. Tu y rajoutes une consommation de batteurs à la Spinal Tap et finalement, tu as noir sur blanc un topo qui prête à sourire. Mais ce groupe de cols bleus de Birmingham a eu le mérite de créer un standard en reproduisant instinctivement le vacarme industriel des usines dessinant le paysage, et est resté cohérent pendant 15 ans à travers tout les bouleversements (punk, puis hair metal US et grunge). Le spectre de temps couvert par ses grands classiques, de British Steel en 1980 à Painkiller en 1990 n’a d’ailleurs pas été souvent vu chez ses concurrents directs.
Pour son 17e album, Judas Priest a vu se désintégrer son duo de guitares Downing / Tipton et le nouveau Richie Faulkner est venu mettre son coup de jeune, mais Rob Halford est toujours le même. Il nous parle de Redeemer of Souls sur le même contrepied trompe l’oeil qui touche le groupe : plus gentlemen cultivé que motard à clou.

Interview publiée dans New Noise # 23



Le nouvel album – Redeemer of Souls – sonne comme un mix entre le Judas Priest de la fin des années 70 et celui de Painkiller (1990).
Ca fait six ans qu’on a sorti Nostradamus, mais ensuite il y a eu le très long Epitaph Tour où on faisait une revue complète de la discographie de Judas Priest. Ca nous a donné l’occasion de remettre le nez dans les origines du groupe, de récapituler tous les moments significatifs de notre route en commun. Quand on est entrés en studio, on voulait partir avec une certaine fraicheur, on n’a jamais écouté nos vieux disques. Ce n’était donc pas un but avoué de notre part mais tous ces morceaux joués sur la route étaient présents dans les esprits. L’arrivée de Richie (NdR : Faulkner, le guitariste qui a pris la place de KK Downing) a amené un souffle nouveau, entre réelle loyauté à ce qu’on a été et regard neuf, plus moderne. Donc j’aime beaucoup ce genre de comparaison, car Painkiller était déjà dans la même situation, avec des morceaux dans la lignée de ce qu’on avait fait avant, mais un son revigoré par l’arrivée de Scott Travis (NdR : le batteur tentaculaire avait remplacé le beaucoup moins doué Dave Holland). Mais si on veut éviter le jeu des comparaisons, c’est simplement de nouvelles compos de Judas Priest, ce que le groupe avait à dire en 2014 (rires).
Alors c’est le premier album avec Richie Faulkner, ok, mais on devrait peut-être dire plutôt que c’est le premier de l’histoire sans KK Downing.
Bah, la vie continue. On a toujours pensé que Judas Priest n’était pas centré sur un membre en particulier, et je suis bien placé pour en parler (NdR : Rob Halford a quitté le groupe de 1992 à 2003). KK sera toujours une forte composante de notre histoire car il a amené un style de guitare, il a composé des chansons et tout le reste. Mais il a choisi de prendre sa retraite et ce n’est pas le cas pour nous.




Redeemer of Souls revient aux fondations du groupe après avoir expérimenté sur Nostradamus. Vous étiez mal à l’aise dans le plan concept album ?
Non, tout le monde dans le groupe a apprécié faire Nostradamus et on assume encore aujourd’hui sans trop forcer. Je pense que l’album sera mieux accepté et obtiendra plus de reconnaissance au fil du temps. On n’avait jamais fait ce genre de chose avant, donc on s’attendait à avoir des réactions négatives. Mais je me souviens qu’on avait eu des retours plutôt virulents pour Painkiller aussi. Parfois, les metalheads sont un peu comme ça. « Je veux British Steel, encore et encore ». Et puis les plus jeunes répondront à ça avec un « je veux Painkiller moi, éternellement ». Si tu te mets à écouter tout le monde, tu deviens complètement dingue. Nostradamus a peut-être offert une tonalité très différente à ce qu’on a toujours fait, mais je pense que c’était du bon boulot. Il faut plus de temps pour l’appréhender, par contre. Je crois aussi que ça part d’une nouvelle vision des disques. Ce n’est pas un produit, c’est comme les livres ou les films, il faut que chacun s’investisse dans son approche. Tu ne juges pas un film en quittant la salle au bout d’une heure seulement, tu ne refermes pas un bouquin à la 50e page. Tu vas jusqu’au bout. Tu dois donner de ton temps et de ta patience au support. Et il semble qu’aujourd’hui, la patience que le « consommateur » est prêt à donner à un nouveau disque est limitée. Il y a un besoin d’immédiateté très handicapant pour l’art en général.
Le groupe a été affecté par les critiques négatives ?
Non, je crois qu’on doit avancer sans penser à des critiques quelconques. Je n’ai pas besoin de ça pour savoir si ce que je fais est ok ou pas.
Mais en 2014, les gens attendent un Judas Priest qui récite ses gammes classiques, on dirait que vous n’avez pas la permission de vous aventurer dans de nouvelles directions comme vous avez pu le faire avec Turbo dans les années 80. Est-ce que la postérité rend les choses difficiles au niveau de la composition ? A la fois parce que les gens attendent les bonnes vieilles recettes, et parce que peut-être vous ressentez inconsciemment un manque de motivation créative à cause de ça.
C’est sûr qu’à un moment de ta carrière, tu jongles avec beaucoup d’émotions. Mais si tu penses trop à ça, tu ruines absolument tout. Tu détruis l’âme du groupe, l’esprit général. Je crois que le secret est de toujours te faire confiance et quand tu as fait tes choix, de les exécuter le mieux possible. Beaucoup de gens ont fait très attention aux critiques qui les entouraient et ils n’ont pas eu des carrières très longues.



Judas Priest est resté actif au cours de quatre décennies. Le heavy metal s’était construit sur un fort sentiment de « nous contre le reste du monde », en se plaçant dans la peau d’éternels outsiders, mais le mouvement a survécu au punk, à la new wave, au grunge et à l’indie pop, qui avaient tous en commun de taper plutôt dur sur le style. Tu penses que ce sentiment a disparu aujourd’hui ? Que ce ne peut plus être « vous contre le reste du monde » vu que tout le monde accepte le heavy metal comme un mouvement plutôt mainstream et que l’horizon est donc plus dégagé pour les nouveaux groupes de métal ?
C’est une très bonne question. Oui, je crois que le metal a vécu des moments très compliqués à la fin des années 70 et au début des années 80. En fait, à travers tous les mouvements dont tu parles. Et on a du gagner beaucoup de batailles pour finalement accéder directement au mainstream. C’est assez ironique. Ce qui a été toujours un socle important dans le heavy metal, c’est le soutien particulier des fans. Je ne sais pas si c’est comparable dans les autres secteurs du rock. Ca procure toujours des ressources insoupçonnées d’être rejeté sans cesse, mais je crois que la bataille continue malgré tout dans le sens où les groupes de metal ont toujours besoin de prouver leur pertinence et leur vraisemblance. Ca reste un mouvement mésestimé. En ce qui nous concerne par exemple, je ne veux pas que Judas Priest soit considéré comme un simple groupe de heavy metal old-school, vaguement has been. Je veux que ce disque soit respecté au milieu de toutes les sorties de 2014, et non comme un énième chapitre de notre discographie.
Certaines de vos marques de fabrique les plus connues ont été validées comme clichés absolus du heavy metal dans les années 80 : le cuir, le headbanging synchronisé sur scène, les riffs plombés exécutés par deux guitares... Penses-tu que ça vous a aidé quand il y a eu un revival, en vous faisant immédiatement sonner comme un classique chez les kids ?
Il y a  des choses que tu peux contrôler et d’autres qui se développent sans que tu ne puisses le faire. Tu dois avoir la peau dure quand tu es dans un groupe. Les gens diront que tu fais de la merde, que ton look est horrible, ce genre de choses. Il faut laisser passer ces choses sans trop s’en préoccuper car c’est souvent temporaire et ce n’est pas forcément représentatif de ce que pense la majorité des gens qui te suivent. Je crois que la qualité principale quand tu fais de la musique, c’est la persévérance. Croire en ce que tu fais, tu ne peux pas contrôler si ça va aboutir à une vague de critiques ou à la postérité, « sonner comme un classique » tu ne peux pas le décider le premier jour.


Au cours des mauvaises années, vous avez acquis une nouvelle popularité et un nouveau public grâce à des shows TV, comme Beavis et Butt-Head ou le reportage Heavy Metal Parking Lot. Vous êtes apparus dans les Simpsons. N’est-ce pas bizarre pour un groupe plutôt rugueux comme Judas Priest ? Tu expliques ça comment ?
C’est très simple, on est favorables à tout ce qui peut porter la parole de Judas Priest sans la compromettre.  Déjà c’est gratifiant, car ça veut dire que le groupe a transpiré dans d’autres cultures et n’est plus simplement de la musique. Mais aussi parce que ce n’est pas juste nous, on doit accepter ce genre de choses car c’est bon pour l’image du heavy metal en général. Souvent, on ne fait pas attention aux conséquences : on s’est fait particulièrement attaquer pour avoir participé à American Idol, mais ce genre de choses arrive. Je crois toujours que c’est bien pour l’image du mouvement, pour que les foyers les plus modestes voient qu’on n’est pas qu’un troupeau de satanistes qui crachent du sang.



 
Dans Beavis et Butt-Head particulièrement, les showrunners établissaient un saint triptyque du heavy metal : les deux personnages portaient des t-shirts AC/DC et Metallica et chantaient Breaking the Law dans quasiment chaque épisode.
(rires) oui, les plus grands fans du monde. C’était flatteur d’être sur le podium.
Ce qui est intéressant avec les groupes anglais old-school de heavy metal, c’est que ce n’est jamais allé dans la même exagération que la scène US de hair metal. Judas Priest, Iron Maiden ou Motörhead, vous êtes tous restés très simples et pragmatiques, très humains. Qu’est ce qui a fait la vraie différence selon toi ?
Je crois vraiment que ça tient vraiment à l’endroit d’où tu viens. Les groupes européens ont toujours eu une différente approche dans l’attitude. L’endroit où tu nais, celui où tu grandis te modèlent dans l’approche que tu auras de la créativité. Je pense que le metal a été créé dans des environnements industriels plutôt rugueux, ça n’a rien à voir avec écrire des balades pour entrer dans les charts, mettre des spandex de toutes les couleurs et acheter des voitures flashy. Une des plus grandes vertus du heavy metal est son côté concret. Et tout le monde peut venir me voir dans la rue et discuter, comme Lemmy ou Bruce Dickinson. On n’est pas entourés de cordons de sécurité, on reste de vrais gens qui ne se prennent pas pour des parvenus. On sait d’où on vient.
Birmingham n’est pas vraiment Los Angeles.
(rires) Non, pour un tas illimité de raisons. Los Angeles peut parfois devenir une machine qui brise ou dilue les initiatives. J’adore cette ville, c’est un puits de créativité sans fond, mais c’est un environnement brutal. Birmingham est un point de départ, Los Angeles est davantage un point d’arrivée sur la route du succès. Ce doit être très difficile de réussir quand tu pars de là-bas. Je crois aussi que c’est plus facile de rester sincère et intègre quand tu viens de Birmingham que quand tu grandis dans l’effervescence d’Hollywood.




Judas Priest est un groupe qui a vécu plusieurs vies, qui pourrait remplir plusieurs bouquins et surtout, qui a été présent dans toutes les grandes batailles importantes de ses époques : vous étiez en 3e position sur la liste noire du PMRC (NdR : la ligue puritaine de l’épouse d’Al Gore), les procès au sujet des suicides causées par des soi-disant messages subliminaux sur les disques, toi tu as fait ton coming out en direct sur MTV...
Je suis d’accord mais je préfère penser qu’on n’a été que dans quelques controverses sur une période qui couvre plus de 4 décennies. C’est un bon score. Je suis fier qu’on n’ait jamais été un groupe qui crée le scandale sur des choses futiles. Certains groupes ont utilisé ça pour se faire de la pub ou se faire une image, je suis content qu’on ait eu d’autres arguments. Après, tu as totalement raison, on a toujours été dans les problématiques importantes et les avancées idéologiques au fil des années, mais dans ces combats là, on n’était pas particulièrement Judas Priest, on était un groupe de heavy metal puisque c’est tout le mouvement qui était montré du doigt. Et les victoires qu’on a remportées ont servi selon moi à toute la musique, au-delà de notre simple mouvement.
Quand tu as quitté le groupe dans les années 90, tu as semblé essayer la modernité avec Fight où tu as fait un premier album influencé par Pantera et un second dans une mouvance plus 70s, et 2wo, qui était davantage metal-pop-indus. Si tu devais te lancer dans un projet plus moderne aujourd’hui, vers quel style de musique irais-tu ?
Je ne sais pas si j’irais forcément vers la modernité, qui reste finalement une initiative toujours très datée, mais je ferais probablement un album heavy metal blues. Je ne crois pas que ça ait été une piste très creusée jusqu’ici, à moins que je ne me trompe. Sur Redeemer of Souls, on a écrit un morceau qui s’appelle Crossfire. On a construit à partir d’un solide riff heavy blues et c’est sûrement la chanson qui m’a le plus excitée sur le dernier disque.
Tu as des regrets au niveau de ces deux groupes, Fight et 2wo ? Tu aurais aimé amener les choses un peu plus loin ?
Oui j’aurais aimé mais si je me replonge dans la succession des événements, je me souviens que j’avais fait les deux albums de Fight et que j’allais faire le troisième. Et c’est là que j’ai rencontré Bob Marlette et Johnny 5. C’était excitant de voir ce que je pouvais faire de cette opportunité. J’ai alors croisé Trent Reznor à la Nouvelle Orléans pour Mardi Gras et c’est là que le disque de 2wo est devenu un projet plus concret. L’implication de tous a rendu ce moment assez spécial. Ce n’était pas comparable à Fight, mais dans ce style qui était très différent c’était plutôt heavy. Alors oui, les choses auraient pu être différentes. Les deux groupes auraient pu continuer et devenir des projets plus importants qu’ils ne l’ont été, mais c’est juste une histoire d’opportunités et de contexte. Et c’est vrai dans le futur aussi, je ne ferme pas ces opportunités là si elles se représentent avec la même envie. Je n’ai aucun regret, je suis heureux que ces projets aient existé et de les avoir abordé avec l’esprit ouvert et une certaine fraîcheur. Et sur un plan objectif, non ils n’ont probablement pas été développés comme ils l’auraient du, mais je suis revenu dans Judas Priest et c’est devenu la priorité absolue.
Judas Priest
Redeemer of Souls
(Epic Records/ Columbia Records)

mercredi 2 juillet 2014

OFF!


En 2010, Keith Morris a repris avec OFF ! le flambeau qu’il avait laissé à disposition en 1979 quand il a quitté Black Flag, ou plus tard quand les Circle Jerks sont partis dans le fossé. Avec lui au micro qui hurle comme s’il n’avait pas vieilli depuis avoir enregistré Nervous Breakdown, et Raymond Pettibon qui s’occupe des pochettes, on se croirait revenus dans le Los Angeles de 1980. OFF ! sonne comme les pionniers, et a certainement aujourd’hui plus de légitimité à ce niveau que les deux versions poussives de Black Flag qui tournent depuis l’an dernier. Troisième disque pour ces architectes de la chanson flash, Wasted Years. Comment peut-on gâcher des années quand on économise autant le minuteur, d’ailleurs ? Rencontre avec Dimitri Coats (guitare).
 Interview publiée dans New Noise # 21

Vous êtes un exemple plutôt unique de groupe, avec un chanteur qui va vers la soixantaine mais qui a un public jeune, qui vient du punk comme du skate.
Je crois que c’est la musique qu’on crée qui est pleine de spontanéité, tout simplement. On est allés vers quelque chose qui ramène Keith à ses origines punk, quand tout le truc a pris la virage hardcore. Ce n’est pas vraiment une musique que les gens qui sont maintenant dans la cinquantaine continuent à écouter. Et c’est pourtant l’âge qu’ont tous les pionniers de la scène originale des 80s. Ca a clairement quelque chose à voir aussi avec le fait qu’on soit signés chez Vice Records. Beaucoup des kids qui suivent le label n’ont pas eu la chance de voir le vrai Black Flag ou les Circle Jerks, tous ces groupes quand ils étaient au top, et ont peut-être l’impression qu’on est ce qui s’en rapproche le plus.
OFF ! est dans une attitude qui se rapproche des valeurs de départ du hardcore, dans un mouvement où l’esprit est dit perdu génération après génération. C’est le but avoué ?
On n’essaie pas de faire quelque chose de trop calculé. Je préfère penser que c’est arrivé par accident. Je n’ai pas vraiment grandi dans cette culture, je n’ai jamais trainé dans la scène hardcore. Je viens plus de Black Sabbath. Quand j’ai commencé à écrire avec Keith, j’ai du modifier mon jeu, apprendre à ne jouer qu’en descendant et ça a modifié ma vision globale des choses. Mais c’est plus facile qu’il n’y paraît, parce qu’on avait en commun une grande partie de notre collection de disques. Keith est d’une autre génération et il vient d’un autre milieu, mais il a les disques de Creedence Clearwater Revival, T-Rex ou les Beatles. Plein de classic rock. Keith m’a juste poussé à me contraindre à un jeu plutôt direct et un format de chanson réduit. C’est littéralement à ce moment que OFF ! est né. C’était un accident, quand je les aidais à enregistrer pour Circle Jerks, mais ça n’a rien donné. Je crois que c’est parce que c’est une approche un peu naïve de ma part que ça sonne si authentique. Ca a du inspirer Keith car on nous dit souvent qu’il n’avait pas chanté comme ça depuis plus de vingt ans. 


Pas mal de critiques vous ont estampillé « supergroupe » au départ, mais vous êtes plutôt d’éternels outsiders, non ?
Je suis totalement d’accord avec toi. On a toujours été des outsiders chacun de notre côté. Quand on a monté OFF !, Keith et moi étions fauchés. Steven (NdR : Shane McDonald, ancien bassiste de Redd Kross) était contraint de basculer vers le côté rentable de ce métier parce qu’il ne jouait plus, Mario (NdR : Rubalcaba, ancien batteur de Hot Snakes et Rocket From The Crypt) bossait dans un entrepôt de skate, avec des horaires de bureau classiques. En théorie, je ne suis pas sûr que ça aurait choqué quelqu’un dans le monde si on avait décidé de ne pas faire ce groupe. Le succès du projet a selon moi davantage à voir avec le fait qu’on sorte de bons albums, qu’on écrive de bonnes chansons et qu’on soit un groupe de scène qui donne tout. Les gens ont trop recours à ce genre de terme ces jours-ci. Ca ne veut pas dire grand chose. J’imagine que Blind Faith en était un, mais dès que des bons musiciens se mettent ensemble, on parle de « supergroupe ». Je ne sais pas, c’est juste un groupe non ? En plus, je ne viens pas du punk comme je te l’ai dit, alors quand je lis qu’on est un supergroupe punk, je peux encore moins comprendre.
Dans Burning Brides, tu ne jouais en effet pas ce style de musique. Alors tu es probablement le meilleur juge : c’est une idée préconçue de dire que c’est plus difficile d’écrire un morceau court et catchy, comme tu dois le faire dans OFF! ?
Pour moi, OFF ! n’est pas si différent de Burning Brides. On joue juste plus vite. On est arrivés à ce son, et à une manière de jouer qui par chance évoque quelque chose qui a compté dans le passé, mais qui n’est plus très courant aujourd’hui. Keith était fan de Burning Brides et il pensait que j’étais un fan de Black Flag, mais quand je l’ai rencontré, je n’avais aucune idée de qui il était. Vraiment. On est simplement devenus amis et je crois que c’est la base de ce groupe. On aurait très bien pu se rencontrer au lycée, sécher pour fumer de l’herbe et écouter des disques. On aurait pu monter un groupe dans le garage de nos parents. C’est le même esprit, sauf qu’on s’est rencontrés alors qu’on avait déjà pas mal avancé dans nos vies respectives.
Mais au niveau de la composition juste, il y a une grosse différence ? Il y a des riffs old-school, des mélodies efficaces, ce n’est pas juste simple et court.
C’est vraiment la même chose. J’ai toujours été un énorme fan des Beatles, je crois que chaque chanson doit s’appuyer sur une bonne structure. Un couplet efficace, un pont parfois, ou alors tête baissée dans le refrain, retour au couplet ou alors un solo qui dévaste ... il n’y a pas de recette pré-établie, mais j’aime les chansons. Je m’en fous si c’est du Bathory ou du Elliott Smith. Je ne suis pas partisan. Je peux aussi bien dire que Slayer a quelques morceaux vraiment accrocheurs mais j’ai aussi toujours aimé les groupes qui ont cassé les codes. Neil Young est un bon exemple. Il peut écrire un morceau qui marche seul à la guitare, au piano ou debout devant des racks gigantesques de Marshall. Pour OFF !, la but est très clair. Je me sens limité. C’est comme si avant, j’étais un peintre. J’avais à ma disposition une grande toile, pleins de pinceaux, de la peinture à ne plus savoir quoi en faire. Quelqu’un serait venu me confisquer tout ça et m’aurait dit : « voilà une feuille de papier et un marqueur. Voyons ce que tu peux faire. Tu as cinq minutes. » C’est le sentiment que j’ai eu au début, quand je suis passé des Burning Brides à OFF! .
Alors la recette paraît simple, c’est juste un plan où on se branche, on joue et on y met toute l’intensité qu’on a dans les tripes.
(rires) Plutôt simple, hein. Pour ce disque, on a enregistré 19 chansons en deux jours. Tous les instruments dans la même pièce. Début du morceau, fin du morceau. Suivante. Pas d’artifice. On a enregistré sur bande avec un 8-pistes. J’ai produit ce disque mais je ne me suis pas vraiment mis dans la peau d’un technicien. Je préférais gérer ça comme un réalisateur de film. On voulait que pour la première fois, la pochette soit à dominante noire. On savait avec Keith qu’on allait dans une direction plus sombre que ce qu’on a pu faire avant. Je voulais accentuer le côté démo de l’enregistrement, avoir un rendu vraiment épuré. On voulait un disque heavy et brutal. Ca a influé sur l’écriture des morceaux. Parfois tu as besoin d’avoir ce genre de vision pour stimuler ta créativité. D’ailleurs je sais déjà l’esprit du prochain disque, mais on ne va pas en parler maintenant.



Death Trip on a Party Train. Est-ce que ce titre est le meilleur résumé du style de OFF! ?
Oh non, mais c’est le meilleur résumé de ma propre vie. Et de pas mal de gens proches du groupe. Keith est sobre depuis trente ans. Moi j’ai des hauts et des bas. Ca peut partir dans des extrêmes qui font peur au reste du groupe. Keith est passé par là, il sait de quoi il s’agit. On a appelé cet album Wasted Years et pour chacun de nous, ça a un sens différent. On peut penser à ces morceaux comme des trucs écrits pendant une période de fête plutôt sombre, et enregistrés quand je suis passé de l’autre côté de la barrière.
Dans la nouvelle vidéo, Hypnotized, il y a un combat très cool de super-héros qui met en scène David Yow (NdR : Jesus Lizard) et Jack Grisham (NdR : TSOL). Vous avez toujours mis beaucoup de soin dans vos vidéos et ça peut sonner plutôt ironique pour des chansons si courtes.
Oui et ça ne nous laisse pas beaucoup de temps pour développer un concept, à cause justement du temps réduit. Alors on triche pour développer une structure narrative avant et après la chanson. C’est important pour nous, et c’est aussi crucial pour promouvoir le groupe car on s’aperçoit que beaucoup de gens nous ont découvert par ce biais là. Hypnotized, c’est la chanson la plus longue qu’on ait jamais enregistré. Elle dépasse les deux minutes.

 
Vous êtes signés chez Vice Records, vous apparaissez dans la bande-son du jeu vidéo GTA 5 , vous avez tourné avec les Red Hot Chili Peppers. Malgré le fait que vous soyez très authentique, les fans trouvent toujours des raisons de vous accuser bruyamment d’être vendus.
Les gens ont toujours ce réflexe marrant. Cet album sonne trop produit, cette chanson est trop longue, cette vidéo est commerciale, vous avez signé chez Vice, le prix des tickets est suspect, vous avez ouvert pour les Red Hot Chili Peppers. Le public punk est compliqué, il y a toujours un truc sur lequel se plaindre. On est accusés d’être des vendus toute la journée. Pour ne prendre que cet exemple, les gens ne réalisent pas que Flea était dans les Circle Jerks, avec Chuck Biscuits à la batterie. Les gens passent sur ce genre d’histoires, on est arrivés sur la scène en même temps, il y a des connexions réelles.
First Four EPs m’avait rendu dingue. Tu déposais le diamant sur le vinyle, tu revenais t’assoir et la face était déjà terminée. Tu reviens, la même chose se reproduit. Tout le truc était vraiment un genre de pub pour le téléchargement mp3, en fait ?
(rires) on voulait vraiment sortir un collector qu’on trouvait cool, pour mettre en avant les dessins de Raymond Pettibon aussi. Le but était aussi de créer une fausse mythologie pour OFF ! en faisant semblant d’avoir eu tous ces singles au fil des années et de les sortir en compilation. Mais rien de tout ça n’était vrai, c’était totalement un disque à part entière. Je prends tous les morceaux pour des singles, la philosophie n’a pas changé jusqu’à Wasted Years. On ne jette rien. On préfère sortir tous nos morceaux, et en écrire d’autres pour sortir le prochain rapidement. On part sur une base de 16 titres par disque. Il nous faut un bonus track pour un 45 tours ? Ok alors écrivons en 17. 

Comment vous fonctionnez avec Raymond Pettibon ? Il est libre de faire ce qu’il veut pour les pochettes ?
Dès qu’on a monté le projet avec Keith, il est apparu évident qu’on faisait référence à cette période de la fin des 70s, début des 80s à laquelle il appartenait. On a donc pensé faire appel à Raymond pour que la référence soit complète. On ne s’en est pas cachés, c’est d’ailleurs pour ça qu’on a appelé le premier disque First Four EPs (NdR : qui rappelle le First Four Years de Black Flag). On voulait que les gens sachent de quoi on allait parler avant même d’avoir écouté la musique. Et même sans le clin d’oeil, le travail de Raymond est remarquable. Ses visuels et les textes qu’il y incorpore font vraiment écho au cynisme sombre de nos morceaux.
La pochette de Wasted Years ressemble énormément à celle de Catatonic Youth pour « I’ve had it ». C’est fait exprès ?
Ce n’est en fait pas le même visuel. C’était une artiste de Chicago (ndR : Anne Mathern) qui a voulu rendre hommage à Raymond en imitant son style. On n’était pas au courant avant de faire la promo de notre disque, très honnêtement. Que les copieurs aillent se faire foutre. Ce sera ma seule émotion si on doit parler de cette ressemblance.
Tu es manager, tu as fait le logo, tu composes les morceaux, tu produis les disques, tu réponds aux interviews. C’est un fonctionnement très old-school et DIY.
On a tous été dans d’autres groupes, on a tous appris de nos erreurs et il y avait dès le départ ce sentiment partagé qu’on pouvait bien mieux s’occuper de tout nous mêmes. Et c’est le genre de musique qui est adapté à cette mentalité.
Et c’est paradoxal, parce que tu es le seul qui n’a jamais fait partie de la scène punk avant.
J’ai eu l’occasion de rencontrer les bons mecs sur la route. Keith, Ian MacKaye, Jack Grisham, Jello Biafra. Et je crois qu’ils respectent ma spontanéité du coup, parce que je ne suis pas en extase devant le passé punk, je ne porte pas l’héritage sur mes épaules non plus. Je me sens comme un outsider dans un monde d’outsiders, et j’ai été accepté par ce milieu dans des proportions que je n’aurais jamais pu espérer.
Tu es devenu un « punk by proxy ».
(rires) parfaitement. Mais ce n’est que du rock, c’est simplement une approche différente. Tout le monde peut contribuer à l’esprit punk sans avoir à passer par des codes établis. Tu conduis une voiture de sport toute ta vie et un jour, quelqu’un te demande de rouler plutôt à moto. Tu vas quand même du point A au point B. Tu fais juste le trajet d’une manière différente.

jeudi 26 juin 2014

Dumb rock über alles

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Si on essaie d’imaginer que la musique des groupes correspond à des formes géométriques, Rush et King Crimson sont très certainement des polytétraèdres en 3D. Nous, on va plutôt s’intéresser aux groupes qui voient leur discographie comme une simple ligne droite. 
 Colonne publiée dans Abus Dangereux # 131 



Il y a eu ce truc scandaleux dans le football anglais. Le « Route One Football ». On l’a souvent assimilé à tort au kick-and-rush, qui était bien plus compliqué en réalité. C’est dire. Il a été popularisé par l’équipe la plus rock’n’roll de l’Histoire du sport : le Wimbledon FC, plus connu sous le surnom de « Crazy Gang ». Et ce n’est pas usurpé : tous ces mecs auraient fini en prison s’ils n’avaient pas été footballeurs. Un assistant était d’ailleurs payé uniquement pour aller chercher les joueurs dans les pubs de Londres avant les matchs et s’assurer qu’onze gars soient là au coup d’envoi. Quatre montées en quatre ans, en balançant le ballon directement du goal sur leur tour de contrôle devant. Les neuf autres joueurs taclent, détruisent, courent comme des ânes, ne voient jamais le ballon et s’assurent que le bordel revienne à un de ces deux gars pour recommencer le processus. Bref, des promotions successives, une coupe d’Angleterre mais un style ultra-critiqué. Il rendait fou l’entraîneur légendaire Brian Clough : « si Dieu avait voulu que le football se joue dans les airs, il aurait placé de la pelouse là-haut ». Un truc si nihiliste, punk ou qui s’est attiré le sobriquet mainstream de « rock’n’roll » ne pourrait donc pas marcher ailleurs ? Oh yeah. 

En musique, le « Route One » existe aussi. Une passion identique pour la ligne droite. Et les gens ont le même mépris quand ils en parlent. Les Ramones, AC/DC, Fu Manchu, Motörhead ... les Wimbledon FC du rock. Toute leur carrière, ces groupes ont joué la même chanson, sorti le même album, joué le même concert. Un seul plan, le plan A. S’il échoue, on se regarde sans un mot et on le refait à l’identique, au cas où ça passe par miracle au deuxième coup. Ce qui est peu probable, vu qu’une même cause amène en général une même conséquence. C’est ce qui fait que le grand public regarde ces mecs comme des décérébrés sans trop d’imagination, et que leurs fans les voient comme des monstres d’intégrité underground. C’est ce qui fait aussi que les Ramones n’ont jamais rencontré le succès à grande échelle après 2263 concerts. Chacun de ces groupes est parti d’une logique due à son époque et ne l’a jamais faite évoluer selon le contexte changeant. Où commence l’intégrité die-hard ? Où finit le rétrograde ? Est-ce que ça crée une fanbase avec les mêmes qualités ou est-ce que ça en fait des intégristes qui n’aiment rien de ce qui quitte le confort intellectuel de ligne droite ? Ce n’est pas ce qu’est la « Route One » qui est finalement important. Ces groupes ont leur truc et n’en bougent pas ? Ok, deal. La vraie question est : qu’est-ce qu’ils ne sont pas ? Ils ne sont pas ces groupes qui changent de style à chaque album pour laisser penser qu’ils sont malins et éclectiques, mais qui le font juste par enjeu commercial. Ils ne sont pas ces groupes qui font un flop pompeux en croyant que c’est le moment de sortir un concept-album-opera-prog-rock et ce ne sont pas non plus ces mêmes groupes qui reviennent après en disant qu’ils sont de retour avec un album « sincère, un retour à la base, vraiment, pour les fans ». Ils ne sont pas ces groupes qui bouleversent leurs effectifs en se battant contre les egos. Ils ne sont pas ces gars qui font un truc parce qu’ils peuvent le faire, dans le style de Yngwie Malmsteen qui joue 1000 notes à la seconde comme s’il bossait crash test dummy pour manches de guitares. Ils sont juste ton band-next-door, un groupe ouvrier qui ne croit pas avoir inventé le vaccin contre l’encéphalite.
 

Alors tout est critiquable. Certains préféreront les grosses productions et les rendus techniques. Pas forcément au point de vue philosophique, mais c’est ce qui les fera vibrer (s’il existe des fans de Dream Theater abonnés à Abus Dangereux, vous devez être très malheureux les mecs). Mais le propos de ces groupes de dumb rock ne l’est pas plus. Est-ce que Chaplin est plus stupide que James Cameron juste parce qu’il bénéficiait de moins de moyens techniques ? Mm.  

Au final, c’est probablement la forme la plus aboutie de subversion. Si on reporte ça à la vraie vie pourtant, le fait de sortir toujours le même album correspond à un pavillon de banlieue, un CDI, un crédit pour la voiture et trois enfants aux noms standards. La routine, le prévisible, donc l’ennui. Ok. Et pourtant, de la façon la plus biaisée qui soit, le message est le même, mais en cool : « toi aussi tu peux le faire, kid. Pas besoin de chier du génie. » Ces groupes ont en commun le fait de ne jamais avoir oublié la version d’eux-mêmes teenager qui jouait dans le garage parental. Un genre de mélange de simplicité, spontanéité et de foi inamovible. C’est en ça que c’est ironique la subversion, car il faut souvent attendre la fin pour la voir. Quand les Ramones passent vingt ans à jouer la même chanson, c’est en fait de l’intégrité et de la persévérance. Ils croient en leur recette originale, pas de compromis ou d’adaptation en vue du succès. On les méprise souvent en notant les 3 accords et le côté un peu stupide du package, mais c’est un sacré travail de placer des influences des girls bands 50s, l’identité NY et la culture pop en moins de deux minutes. Fu Manchu fait encore ses démos sur un vieil enregistreur 4-pistes. Le batteur Scott Reeder expliquait en 2010 : « si ça ne sonne pas bien sous cette forme, ça ne va pas sonner parce que tu vas mettre plus de … Ce que je veux dire, c’est qu’on fait peu d’arrangements après coup, on ajoute peu de cuivres et d’artifices. Si ça fonctionne en lo-fi, ça veut dire que ce sera bien meilleur en hi-fi. Si ça sonne moins bien, c’est que tu as probablement un gros problème ». Motörhead a écrit Ace of Spades en dix minutes, paroles comprises. Nirvana a tué les années 80 maximalistes sous trois accords cramés à la fuzz et une voix éraillée qui s’est tenue très loin des cours de chant. Antoine de Saint-Exupéry résume bien ce réflexe de l’épure : « dans quelque domaine que ce soit, la perfection est enfin atteinte non pas lorsqu'il n'y a plus rien à ajouter mais lorsqu'il n'y a plus rien à enlever ». Ca fonctionne autant en football qu’en musique.


jeudi 24 avril 2014

BLACK REBEL MOTORCYCLE CLUB


Les motards de l’Apocalypse
Black Rebel Motorcycle Club sort un album tous les deux ou trois ans. Tu aurais probablement du mal à dire le nom du dernier, ou alors à dire si tu as aimé celui d’avant. La plupart des gens n’ont écouté que les deux premiers, de toute façon. Mais une chose est indiscutable : ce groupe a une intégrité solide, un pragmatisme old-school et pas mal de choses à dire. Rencontre avec le guitariste Peter Hayes.
interview publiée dans ABUS DANGEREUX  # 130

Vous avez toujours cette attitude rugueuse et minimaliste. Vous vous tenez loin du glamour et de la hype. C’est un moyen de choisir votre public soir après soir ?
Il n’y a pas de plan de ce genre. Mais il y a eu trop d’abus dans la hype et la gloire, je crois que c’est de là d’où vient la perte du respect de son propre art. Vivre dans l’excès, s’acheter une veste à 2000 $... ça n’a pas grand chose à voir avec le discours d’origine d’un groupe de musique.
Quand les critiques parlent de vos influences, je suis toujours surpris qu’on ne parle que de musique et qu’on laisse de côté tout votre environnement ciné et littéraire. Votre nom, vous êtes apparus dans le film « Nine Songs », votre dernier album reprend pour titre une citation de Shakespeare ...
On emprunte beaucoup aux supports qui nous intéressent, c’est vrai. C’est plus une volonté de montrer notre reconnaissance qu’un manque d’idées. C’est toujours dans un souci d’appartenance. On tient compte de ceux qui nous ont influencé, et on apporte notre propre personnalité. On n’affirme pas faire quelque chose de nouveau.


 
Comme un condensé de vos références et une piste pour la prochaine génération.
C’est dangereux d’être le résultat de tes références. Nos albums ont toujours été plutôt différents, il n’y a pas cette envie de rester bloqués sur un constat d’influences. C’est un concept particulier, l’inspiration. Tu n’es pas autoguidé par tes références. C’est plus une connexion avec les mots d’autres gens, ou une peinture, une façon de penser dans un contexte différent. Le sentiment que tu n’es pas tout seul, alors même que tu crées tout seul. On est une combinaison de nos influences, on ne peut rien faire contre ça, mais je pense que ça devient un problème quand on ne se sert plus de cet acquis pour avancer et développer sa propre proposition. Stagner, c’est l’ennui total.
Vous êtes un groupe plutôt old-school, avec un rythme des sorties de disques plutôt lent et la volonté d’aller toujours vers une dynamique d’album, sans ne jamais céder à la culture actuelle du single. Est-ce que BRMC est vraiment adapté à 2014 ?
Ah ah. Non. Mais je m’en fous un peu, pour être parfaitement honnête. On a envie de se tenir loin de l’agitation actuelle, du buzz perpétuel. Il y a beaucoup trop d’informations et ça devient déstabilisant. Tout ça manque du recul nécessaire. Et ça donne du poids à un sentiment global d’égoïsme, d’individualisme. C’est facile de taper sur les réseaux sociaux, mais c’est le mec qui a inventé le miroir qui a foutu le bordel. Un élément vraiment parasite dans le développement de l’Humanité, ah ah. Charles Allen Gilbert avait peint ce tableau : All Is Vanity. C’est une femme qui est assise devant son miroir, et la silhouette globale de l’ensemble a une forme de tête de mort. C’est un résumé valable. 

Est-ce que vous vous inscrivez dans un message aux nouveaux groupes ? Genre « allez-y à la cool, revenons tous ensemble vers une industrie qui nous ressemble ».
C’est sûrement plus dur aujourd’hui qu’il y a dix ans. La musique est majoritairement gratuite, il y a une culture du single qui avantage les produits marketés. Mais c’est une bonne chose au fond, car les groupes qui se lancent doivent vraiment avoir envie de faire de la musique ? L’époque exige de la persévérance et des idées claires. On n’est plus dans une époque où tu te pointes, tu encaisses un montant extravagant pour un tube et tu te vautres dans ta piscine pour le restant de tes jours. On n’a pas de message réel, à part peut-être : « fais le à ta façon et applique toi », mais ça ne concerne pas forcément que les musiciens. Ca marche aussi pour les mécaniciens ou les cuistots. On s’inscrit dans une plus grande tradition éthique que vraiment dans un genre de corporation de rock stars. C’est juste une question d’amour propre, vraiment. 
Vous êtes maintenant sur votre propre label, tout le monde semble dire que c’est le début du bonheur pour un groupe. Il y a cette image persistante de groupes ballottés par les majors et qui grognent dans l’ombre, loin des décisions et des choix artistiques.
Tu sembles perdre toute ta crédibilité et ton intégrité quand tu signes sur une major, alors on est d’abord allés sur un label indépendant. Mais c’est une blague parce qu’il finit par être racheté par une major, qui lui laisse son nom pour garder la crédibilité. Mais c’est un décor factice, c’est un ramassis de mensonges structurels un peu absurdes. Les labels te signent et dès le premier jour menacent de se débarrasser de toi. « Ok allez-y, peu importe ». Si c’est pour se retrouver sur un autre label indépendant géré par une major, quelle est la différence ? On ne fait pas très attention à cette distinction indie-major, ni si c’est tel label plutôt que tel autre, parce qu’au bout du compte ce n’est pas le label qui représente le Mal absolu, c’est le musicien. C’est lui qui cause son manque d’éthique, c’est lui qui ne sait plus où il va, qui perd le contrôle ou son ambition d’origine. Tu ne peux pas blâmer un label pour ça.



Quand j’ai écouté le dernier album, Specter at the Feast, j’ai pensé à Tonight’s the Night de Neil Young. Je ne savais pas alors que le père de Robert était mort (NdR : backstage, pendant que le groupe était sur la scène du Pukkelpop) et que ça avait conditionné l’enregistrement. (NdR : Tonight’s the Night avait aussi été marqué par le deuil, et les sessions s’étaient faites dans des conditions psychologiques assez extrêmes). L’album a la même gravité, la même émotion tout en équilibre, la même catharsis en fait.
Il peut y avoir un poids sur ce disque, mais la vie est parfois très sérieuse. On n’a jamais été un groupe festif non plus, après tout. J’y vois pas mal d’espoir, de mon côté.
La différence est qu’habituellement, vous étiez des musiciens qui jouaient de la musique sombre, et que ce coup-ci, vous étiez probablement des gens sombres qui jouaient de la musique sombre.
Dit comme ça, tu as probablement raison alors. C’est vrai. Il y a une connexion entre son coeur et sa musique. Et c’est quelque chose de dangereux aussi, parce quand tu connais l’histoire des musiciens qui ont fait de grands albums à vif, tu hausses les sourcils et le premier truc qui te passe par la tête, c’est « oh bordel». Tu as raison, c’est certainement l’album qui a la touche la plus authentique et biographique dans la façon de jouer.
Il y a un truc intéressant avec BRMC. Leah Shapiro n’est pas « cette fille dans le groupe », c’est juste « le batteur ». Personne ne semble noter si c’est une fille ou un gars. Tu y vois le signe que les choses changent dans le rock, alors que c’était traditionnellement un milieu assez sexiste ?
On n’était pas dans cette démarche précise. Quand Nick Jago est parti, on se demandait juste si on devait garder le même nom. Le seul moyen était de trouver quelqu’un qui collait parfaitement à la formule, et pour être honnête, on n’avait personne d’autre en tête. Elle s’est adaptée dès le premier jour et on ne s’est pas trop penchés sur le fait que des gens fassent la distinction ou pas. J’ose espérer que tout le monde s’en tamponne. Après, est-ce que les choses avancent à ce niveau-là dans le rock ? Je dirais que oui, mais probablement pas assez vite. Les proportions restent minces. Et les raisons sont toujours ridicules. Les gens disent « il faut être physique pour jouer de la batterie » ou d’autres topos plutôt illégitimes. Patti Smith était une légende chez les punks. Je crois que c’est un bon contre-argument.

BRMC – Specter at the Feast (Vagrant Records/ PIAS)

mardi 4 février 2014

« Je me méfie toujours des gens qui n'ont pas de passion » (*)


(* Nick Hornby)
colonne parue dans Abus Dangereux # 129 / janvier 2014


Au départ, il y a ce gars qui me raconte dans le wagon-bar du TGV pour Paris qu’il a demandé sa femme en mariage sur scène pendant un concert de Marillion. Aussi nul que soit Marillion, il s’agit d’un tempérament de fan et c’est respectable. Le mec y croit, refuse de voir que ce groupe n’a probablement plus aucune incidence sur la cours mondial du rock, et provoque la même réaction chez tous les gens sains qui en auraient déjà entendu parler un jour : « mm, je ne savais pas que le groupe existait encore ». Mais le discours est touchant. Quand je vais enfin me rassoir à ma place, je réalise ce truc, que ce qui semble finalement disparaître dans la texture du rock aujourd’hui, c’est uniquement l’âme de fan. Wikipedia, la vitrine sociale des réseaux sociaux font qu’on préfère en 2013 être vu comme un connaisseur que comme un fan. Où est passé ce truc ? Ou plutôt, quand a-t-il disparu ? La poursuite de la relique qui a du sens, le masochisme et le cautionnement de l’impossible ... il y a eu un moment où être fan demandait plus d’implication que liker une page sur Facebook et acheter un t-shirt chez H & M. Quand tu te retrouves dans cette période terrible où ton groupe préféré change la moitié de ses membres, ne sait plus composer un morceau mémorable et truste les bacs à solde avec chacune de ses sorties. Il y a le même rapport dans d’autres secteurs. Tu vivras des sensations plus viscérales si tu suis un club de foot de 4e division dans la boue chaque week-end, et que tu es encore là le jour où ils vont par hasard en finale de la coupe. Tu vivras des moments plus entiers avec cette fille avec qui tu es resté des années qu’en accumulant les coups d’un soir dans une ambiance « comment tu t’appelles déjà ? ». Tout ce qui s’écarte finalement de ce réflexe hipster qui consiste à élever un groupe inconnu le temps d’un claquement de doigt et de s’en désintéresser avant que ton autre pote hipster ne s’y intéresse. Un adage des caves humides demande : « si un arbre tombe dans un forêt sans que personne ne l’entende, est-ce qu’un hipster va acheter son album ? ».


Sans parler d’un climat « je suis votre fan numéro un » comme dans le « Misery » de Stephen King, je parle de ceux dont ça change la vie. Ceux pour qui Kurt Cobain a eu une résonnance dans la construction adolescente, ceux qui se sont coiffés comme Robert Smith, ceux qui ont essayé de picoler au même rythme que Lemmy avant de se rabattre sur le straight-edge de Ian MacKaye pour tenter de survivre. Ok, historiquement, dans la logique du fan, ce sont surtout les extrêmes qui ressortent. Ceux qui créent des fan-clubs, et ceux qui les considèrent comme des bras armés de Satan ou des aboutissements de la perversion de la société moderne. Il y a de grands fan-clubs, encore aujourd’hui. Le concept ne rime pas forcément avec une dévotion aveugle, c’est le sentiment d’appartenance qui résonne, aussi underground soit-il. Frank Zappa avait déjà ce truc où il tenait à disposition de ses groupies des trophées « Fucked by Frank Zappa ». Il y a eu ensuite la Kiss Army qui, bien que terriblement cool d’un point de vue de la pop culture des années 70, s’est avéré n’avoir pour but que de vendre des lunch-boxes aux enfants. 


Il y a eu le Misfits Fiend Club dans les grandes années avec Glenn Danzig du groupe (le fan-club existerait encore mais les dix membres sont fichés de la même manière que les lecteurs de l’Attrape-Coeurs de JD Salinger, scrutés à la loupe car supposément instables) et depuis des années, le plus illustre : la Turbojugend. Ce fan-club de Turbonegro est identifiable par ses membres qui arborent des vestes en jean aux couleurs de leur chapitre local. Plus que de l’hystérie pure, les membres des turbojugends partagent une verticalité, une discothèque et un style de vie. Old-school fans. 


A l’inverse donc, les détracteurs ont vu le jour au même moment que leur némésis. Dans les années 50, les bonnes mères de famille brulaient les disques d’Elvis en place publique car elles s’inquiétaient de cette société perverse qu’allaient devoir affronter leurs filles. Dans les années 80, le flambeau puritain avait été repris par le PMRC qui a collé des stickers « explicit lyrics » sur les CDs et qui a intenté des procès aux groupes qui incitaient apparemment leurs fans à se suicider aux Etats-Unis. 
 
Bill Hicks
Le génial stand-up Bill Hicks en avait fait un sketch : 
 « laissez moi vous poser une question vite fait qui - à propos - n’a pas réussi à sortir lors du procès : quel artiste veut voir son putain de public mort ? Je ne vois pas le gain sur le long terme. A quoi pensent ces gars dans le groupe ? ‘J’en suis malade, putain, ma-lade. Tout ce truc, les tournées, se faire 40000 $ par soir, les drogues gratuites, l’alcool gratuit, les limousines, les suites grand standing, les groupies me suçant du matin au soir. Je suis dans une routine, et je veux en sortir, mec.’ Et ensuite il y a un show à donner, ça craint ... à moins que ... ‘j’ai une idée, tuons le putain de public. On va les tuer et ensuite on pourra revenir à nos jobs. On va pouvoir vendre des chaussures à nouveau.’ Pourquoi le groupe ferait ça ? Pourquoi ? ».


Ca pourrait faire sourire si Christine Boutin ne prolongeait pas ce sentiment Deep South aujourd’hui en militant contre le Hellfest. C’est drôle qu’ils fassent tous cela au nom de la religion car ... mm ... Il y a ce prêtre brésilien qui a 162 tatouages Iron Maiden et qui fait ses sermons en citant des paroles du groupe. Il rappelle qu’être fan se rapproche de la religion pure et simple. Et finalement quelle est la différence ? Une tournée comme celle qu’on voit dans le documentaire Flight 666 où Iron Maiden part jouer dans des coins souvent ignorés du circuit habituel n’est-elle pas une forme d’évangélisation à l’ancienne ? On voit un fan pleurer longuement parce qu’il reçoit une baguette, on voit des gens quitter un travail précaire pour pouvoir être présents, on voit des files d’attente de plusieurs jours pour pouvoir entrer ... on croirait presque à un vortex temporel qui recrée l’effervescence 50s. Mais aussi la ferveur mystique.
Moi-même déguisé en Ace Frehley (Kiss). Je devais avoir 15 ou 16 ans
 On ne peut pas généraliser en parlant du fan, vu qu’on a tous une expérience très unique du processus. Et en même temps, ces expériences ont la vertu de nous pousser à nous unir à quelque chose de plus grand, une communauté, le temps d’un concert ou plus durablement. Un genre de connivence dans le brouillard, au détour de la photocopieuse de l’open space ou d’un PMU perdu même pour le GPS. C’est un moyen aussi d’isoler ces gens un peu cools qui ont la flamme de ceux qui ne sont pas totalement résignés à la roue libre culturelle. On pourra entasser tous les disques qu’on veut pour faire du chiffre, aucun n’aura la valeur de celui dont on a été tellement fan qu’on dormait avec à 14 ans. Ce n’est pas une histoire de cool car tu en as entendu des meilleurs depuis, c’est une histoire d’investissement personnel. Même si ce disque, c’est Marillion.