mardi 4 février 2014

« Je me méfie toujours des gens qui n'ont pas de passion » (*)


(* Nick Hornby)
colonne parue dans Abus Dangereux # 129 / janvier 2014


Au départ, il y a ce gars qui me raconte dans le wagon-bar du TGV pour Paris qu’il a demandé sa femme en mariage sur scène pendant un concert de Marillion. Aussi nul que soit Marillion, il s’agit d’un tempérament de fan et c’est respectable. Le mec y croit, refuse de voir que ce groupe n’a probablement plus aucune incidence sur la cours mondial du rock, et provoque la même réaction chez tous les gens sains qui en auraient déjà entendu parler un jour : « mm, je ne savais pas que le groupe existait encore ». Mais le discours est touchant. Quand je vais enfin me rassoir à ma place, je réalise ce truc, que ce qui semble finalement disparaître dans la texture du rock aujourd’hui, c’est uniquement l’âme de fan. Wikipedia, la vitrine sociale des réseaux sociaux font qu’on préfère en 2013 être vu comme un connaisseur que comme un fan. Où est passé ce truc ? Ou plutôt, quand a-t-il disparu ? La poursuite de la relique qui a du sens, le masochisme et le cautionnement de l’impossible ... il y a eu un moment où être fan demandait plus d’implication que liker une page sur Facebook et acheter un t-shirt chez H & M. Quand tu te retrouves dans cette période terrible où ton groupe préféré change la moitié de ses membres, ne sait plus composer un morceau mémorable et truste les bacs à solde avec chacune de ses sorties. Il y a le même rapport dans d’autres secteurs. Tu vivras des sensations plus viscérales si tu suis un club de foot de 4e division dans la boue chaque week-end, et que tu es encore là le jour où ils vont par hasard en finale de la coupe. Tu vivras des moments plus entiers avec cette fille avec qui tu es resté des années qu’en accumulant les coups d’un soir dans une ambiance « comment tu t’appelles déjà ? ». Tout ce qui s’écarte finalement de ce réflexe hipster qui consiste à élever un groupe inconnu le temps d’un claquement de doigt et de s’en désintéresser avant que ton autre pote hipster ne s’y intéresse. Un adage des caves humides demande : « si un arbre tombe dans un forêt sans que personne ne l’entende, est-ce qu’un hipster va acheter son album ? ».


Sans parler d’un climat « je suis votre fan numéro un » comme dans le « Misery » de Stephen King, je parle de ceux dont ça change la vie. Ceux pour qui Kurt Cobain a eu une résonnance dans la construction adolescente, ceux qui se sont coiffés comme Robert Smith, ceux qui ont essayé de picoler au même rythme que Lemmy avant de se rabattre sur le straight-edge de Ian MacKaye pour tenter de survivre. Ok, historiquement, dans la logique du fan, ce sont surtout les extrêmes qui ressortent. Ceux qui créent des fan-clubs, et ceux qui les considèrent comme des bras armés de Satan ou des aboutissements de la perversion de la société moderne. Il y a de grands fan-clubs, encore aujourd’hui. Le concept ne rime pas forcément avec une dévotion aveugle, c’est le sentiment d’appartenance qui résonne, aussi underground soit-il. Frank Zappa avait déjà ce truc où il tenait à disposition de ses groupies des trophées « Fucked by Frank Zappa ». Il y a eu ensuite la Kiss Army qui, bien que terriblement cool d’un point de vue de la pop culture des années 70, s’est avéré n’avoir pour but que de vendre des lunch-boxes aux enfants. 


Il y a eu le Misfits Fiend Club dans les grandes années avec Glenn Danzig du groupe (le fan-club existerait encore mais les dix membres sont fichés de la même manière que les lecteurs de l’Attrape-Coeurs de JD Salinger, scrutés à la loupe car supposément instables) et depuis des années, le plus illustre : la Turbojugend. Ce fan-club de Turbonegro est identifiable par ses membres qui arborent des vestes en jean aux couleurs de leur chapitre local. Plus que de l’hystérie pure, les membres des turbojugends partagent une verticalité, une discothèque et un style de vie. Old-school fans. 


A l’inverse donc, les détracteurs ont vu le jour au même moment que leur némésis. Dans les années 50, les bonnes mères de famille brulaient les disques d’Elvis en place publique car elles s’inquiétaient de cette société perverse qu’allaient devoir affronter leurs filles. Dans les années 80, le flambeau puritain avait été repris par le PMRC qui a collé des stickers « explicit lyrics » sur les CDs et qui a intenté des procès aux groupes qui incitaient apparemment leurs fans à se suicider aux Etats-Unis. 
 
Bill Hicks
Le génial stand-up Bill Hicks en avait fait un sketch : 
 « laissez moi vous poser une question vite fait qui - à propos - n’a pas réussi à sortir lors du procès : quel artiste veut voir son putain de public mort ? Je ne vois pas le gain sur le long terme. A quoi pensent ces gars dans le groupe ? ‘J’en suis malade, putain, ma-lade. Tout ce truc, les tournées, se faire 40000 $ par soir, les drogues gratuites, l’alcool gratuit, les limousines, les suites grand standing, les groupies me suçant du matin au soir. Je suis dans une routine, et je veux en sortir, mec.’ Et ensuite il y a un show à donner, ça craint ... à moins que ... ‘j’ai une idée, tuons le putain de public. On va les tuer et ensuite on pourra revenir à nos jobs. On va pouvoir vendre des chaussures à nouveau.’ Pourquoi le groupe ferait ça ? Pourquoi ? ».


Ca pourrait faire sourire si Christine Boutin ne prolongeait pas ce sentiment Deep South aujourd’hui en militant contre le Hellfest. C’est drôle qu’ils fassent tous cela au nom de la religion car ... mm ... Il y a ce prêtre brésilien qui a 162 tatouages Iron Maiden et qui fait ses sermons en citant des paroles du groupe. Il rappelle qu’être fan se rapproche de la religion pure et simple. Et finalement quelle est la différence ? Une tournée comme celle qu’on voit dans le documentaire Flight 666 où Iron Maiden part jouer dans des coins souvent ignorés du circuit habituel n’est-elle pas une forme d’évangélisation à l’ancienne ? On voit un fan pleurer longuement parce qu’il reçoit une baguette, on voit des gens quitter un travail précaire pour pouvoir être présents, on voit des files d’attente de plusieurs jours pour pouvoir entrer ... on croirait presque à un vortex temporel qui recrée l’effervescence 50s. Mais aussi la ferveur mystique.
Moi-même déguisé en Ace Frehley (Kiss). Je devais avoir 15 ou 16 ans
 On ne peut pas généraliser en parlant du fan, vu qu’on a tous une expérience très unique du processus. Et en même temps, ces expériences ont la vertu de nous pousser à nous unir à quelque chose de plus grand, une communauté, le temps d’un concert ou plus durablement. Un genre de connivence dans le brouillard, au détour de la photocopieuse de l’open space ou d’un PMU perdu même pour le GPS. C’est un moyen aussi d’isoler ces gens un peu cools qui ont la flamme de ceux qui ne sont pas totalement résignés à la roue libre culturelle. On pourra entasser tous les disques qu’on veut pour faire du chiffre, aucun n’aura la valeur de celui dont on a été tellement fan qu’on dormait avec à 14 ans. Ce n’est pas une histoire de cool car tu en as entendu des meilleurs depuis, c’est une histoire d’investissement personnel. Même si ce disque, c’est Marillion.